Le Qi, le yin/yang, le Dao, ...et le vide médian

La sagesse taoïste repose sur trois signifiants essentiels, dao (tao), représentant un univers constitué et animé par le qi 氣 (souffle), se divisant en yin et yang et circulant au sein du vide médian.

1/ Le qi 氣

Étymologiquement, l’idéogramme qi est constitué de deux idéogrammes : le premier signifie « les vapeurs qui montent de la terre, du grain de riz qui cuit et vont former, en haut, les couches de nuage », ce qui évoque l’image de quelque chose de fluide, de vaporeux, connoté aussi par le son, tchi… et le deuxième désigne une botte de riz, image métaphorique de la vitalité d’un être nourri par l’énergie portée par le riz.

La langue chinoise est magnifique, car elle est métaphorique, elle ouvre notre pensée. Qi peut se traduire par « souffle » ou « énergie » : c’est ce qui anime le corps humain et que les pratiquants de tai-chi-chuan et de qi gong perçoivent à travers les mouvements de déploiement et de repliement, d’ouverture et de fermeture, de montée et de descente, de dilatation et de concentration, à travers la contemplation de ce qui se passe à l’intérieur du corps. C’est vraisemblablement par la pratique du tai-chi-chuan et du qi gong que les Chinois ont perçu des trajets préférentiels que nous avons appelés méridiens et aussi certains points d’acupuncture. Qi désigne quelque chose de subtil, de vivant, de circulant, doté d’une force vitale puissante et en perpétuel mouvement. C’est la substance la plus fondamentale de l’organisme qui préside aux mouvements et aux transformations à l’intérieur du corps.

C’est également cette force de vie qui parcourt le vivant, les méridiens d’acupuncture, qui sont « des rigoles où circulent les souffles » et les rigoles de la terre qui façonnent le paysage. « Le souffle est constitutif de l’ensemble de l’univers et c’est la condensation de ces souffles qui forme la vie : la vie est due à une accumulation de souffles. Si le souffle s’accumule, c’est la vie, s’il se disperse, c’est la mort », écrit Zhuangzi[1]. Autrement dit, comme l’eau, qui en se condensant devient glace, de même le qi se condense en homme, puis la glace redevient eau, et l’homme, à la mort, se dissout et se refond en ce flux d’énergie invisible qui anime le monde.

C’est le qi qui entretient le lien entre le corps et l’esprit. Dans la pensée chinoise traditionnelle, tout n’est que mutation et transformation du souffle.

C’est le même souffle qui circule dans l’homme, circule dans l’univers, fait le jour et la nuit, l’alternance des saisons.

Le qi circule dans notre corps le long de méridiens organisés comme une gerbe de blé. Du maï se situe au niveau de la colonne vertébrale, ren maï au niveau de la ligne médiane antérieure, chong maï au centre du corps, entre le périnée et le sommet de la tête, dai maï au niveau de la taille. À ces méridiens « curieux » qui organisent le développement du corps au moment de la conception et qui contrôlent le fonctionnement des autres méridiens sont associés douze méridiens principaux. Cette structure qi est extrêmement solide, comme la trame d’un tapis, ou bien l’armature métallique du béton armé.

La médecine traditionnelle chinoise voit le corps humain comme un ensemble dynamique, où tout est mouvement harmonieux et équilibré si l’on est en bonne santé. Les maladies, ou les douleurs physiques ou psychiques apparaissent si la circulation du qi est obstruée : déséquilibre nutritionnel, traumatisme physique ou intoxication, trouble climatique (froid, humidité, chaleur, vent, sécheresse), perturbation émotionnelle excessive ou répétée (la colère, l’anxiété, la tristesse, la peur).

Il n’y a pas de séparation entre la matière et l’esprit, dualité âme, corps. Il existe différentes formes d’énergie (yuan qi, énergie originelle, jing qi, énergie essentielle ; zong qi, énergie ancestrale, wei qi, énergie défensive), différentes formes d’expression de la vie, qui se transforment progressivement du plan le plus matériel au plan le plus subtil. On a d’emblée une vision psychosomatique de la personne : corps et esprit sont inextricablement imbriqués, le corps ne se limite pas à la carcasse. « La carcasse est secouée de rires, mouillée de larmes, elle frissonne de peur. L’être est cette carcasse émue, agissante et pensante. Notre personne est une unité reliée aux autres hommes, à l’environnement, et au cosmos par l’intermédiaire du qi enseigne Jean-Pierre, professeur de tai-chi-chuan.

On se « sent malade » on « se fait du mauvais sang ». Notre conscience est reliée à notre corps, notre corps et notre esprit sont reliés entre eux par l’intermédiaire des neurotransmetteurs, des liquides organiques, des fascias, des méridiens d’acupuncture.

Il n’y a pas de distinction moral-physique : « Quand le duc Huan tombe malade parce qu’il croit avoir aperçu un esprit de mauvais augure, son conseiller lui montre qu’il ne s’agit pas de quelque maléfice, c’est bien lui-même qui s’est fait tort à lui-même : sa maladie qui est bien réelle, vient seulement de ce que sa peur a produit une obstruction intérieure. Car, si le souffle-énergie accumulé se disperse et ne revient pas, il ne sera alors plus suffisant. S’il monte et ne redescend pas, l’homme sera porté à la colère ; s’il ne monte ni ne descend et se noue en plein cœur de la personne, il s’ensuit la maladie.»
(Guo, chapitre 19 ; commentaires de Zhuangzi)

L’acupuncture est essentiellement une médecine des souffles. Le qi peut être vide, se rebeller, s’écouler, se bloquer, stagner… Cette méthode thérapeutique est liée à la personne, au lieu, à l’heure, c’est-à-dire à la qualité de souffle au moment où on le considère. Ceci explique que le même traitement chez la même personne puisse avoir des effets différents à quelques jours d’intervalle, ou qu’un traitement identique pour une même pathologie n’aura pas un succès équivalent chez deux patients différents. Ceci rappelle une notion connue en Occident : kairos, le moment opportun, que les Chinois appellent deshi : «Obtenir le moment».

[1] Zhuang Zi est le principal disciple de Lao Zi (369-286 av J.-C.).

2/ Le yin-yang

Ce qi se caractérise en yin et yang. L’un et l’autre sont indissociables, comme le jour et la nuit, le froid et le chaud, le haut et le bas. Yin et yang ont pour premier sens, de par l’idéogramme qui les définit, le côté ombragé ou le côté éclairé d’une colline. Ils désignent également tous les couples opposés : terre et ciel, eau et feu, jour et nuit, ou l’alternance de deux mouvements : sortir et entrer, monter et descendre, se déployer, se replier, entre l’intérieur et l’extérieur, dedans et dehors, haut et bas, humide et sec, vide et plein, clair et trouble, humidité et sécheresse, inspir et expir, contraction et dilatation, mouvement et repos.

Le yin et le yang sont des polarités dynamiques.
Toute la pensée chinoise est là : « La cohérence du monde est déjà installée. Le ciel et la terre posés en vis-à-vis, en complémentaires, instaurent la grande polarité par quoi tient ensemble tout le réel. » Le yin et le yang sont donc à considérer comme une paire d’opposés complémentaires et coopérants, assurant la cohérence d’une situation et sa viabilité.

« Le terme qui désigne le paysage, Shan Shui, » montagne et eau, écrit François Jullien, se déploie entre deux couples d’opposés, haut et bas, entre ce qui est immobile et ce qui est mobile, ondoie et s’écoule, entre ce qui a une forme et un relief et ce qui est sans forme et épouse la forme des choses, entre le vertical et l’horizontal. Entre ces polarités le paysage se tend. Il active notre vitalité par ses mises en tensions diverses. Le paysage est champ de tensions et d’interactions, flux, énergie, corrélation, respiration, circulation, respiration… »[2]

Dans cette dialectique, il n’y a pas la place pour le binaire : il n’y a pas de discontinuité, cela se transforme. À la fin du yin se trouve le germe du yang, comme le montre ce symbole :

C’est en réalité, dit François Jullien, la tension cohérente entre les opposés qui constitue la viabilité du monde : l’opposé est en fait un complément au sein d’une polarité.

Le couple Ciel Antérieur/Ciel Postérieur appelle ici notre attention : d’une façon simplifiée, le Ciel Antérieur représente ce qui précède la naissance. Cette énergie innée (l’énergie héréditaire, yuan qi) représente les virtualités d’un être nouveau qui ne s’est pas encore manifesté. Cette énergie est logée au niveau de Ming Men, « la porte de la vie » lieu situé entre la deuxième et troisième lombaire. Le Ciel Postérieur représente les énergies acquises, celles qui viennent de l’alimentation, de la respiration, des phénomènes sensoriels ou proprioceptifs, des énergies psychiques : sentiment d’émerveillement, d’harmonie, de beauté, d’amour. Nous héritons d’un patrimoine génétique, à nous de le faire prospérer (un signifiant bien chinois !). Il s’agit pour nous d’aller dans le sens de la vie, de la vie ouverte, celle qui porte au plus haut les virtualités en vue d’une pleine réalisation, à l’image d’un arbre ou d’une fleur dans la plénitude de leur forme.

Le monde fonctionne toujours par polarité yin et yang, qui alternent et qui assurent la cohérence d’une situation. Voilà ce qu’en dit le Yi King (le Livre des Mutations, le Classique du Changement) : « Yi Yin Yi Yang Zhi Wei Dao ».

« D’abord le yin, puis le yang, c’est là le dao. »« Ici le yin, là le yang, c’est là le dao. »« Un temps yin, un temps yang, c’est là le dao. »« Un côté yin, un côté yang, c’est là le dao. »« Tout yin, tout yang, voilà le dao. »

Ce texte, récité à haute voix, nous inscrit dans un rythme non binaire, mais ternaire : c’est dans la suspension entre le yin et le yang qu’intervient le dao, le mouvement spontané. La voie, commente le sinologue François Jullien, ne « conduit pas à » (vers un but), mais « par où ça passe » : c’est la voie de la régulation, la voie de la viabilité. Dans le Daodejing (Le Livre de la Voie et de la Vertu), le dao est « la voie », la vertu est la capacité du « processus ».

Ces états ne sont pas opposés, mais alternants et donc, complémentaires dans la dynamique du vivant qui est déséquilibre, comme l’ont très bien perçu les surfeurs qui ont choisi ce symbole pour illustrer leur sport ! Yin et yang sont en constante mutation : au cœur de l’été, qui est extériorisation (yang) quand certains arbres commencent à perdre leurs premières feuilles, on sait que le yang va décroître et que le mouvement d’intériorisation de l’automne (yin) va bientôt commencer. Au cœur de l’hiver (au cœur du yin), les petits perce-neige apparaissent, premier signe anticipant l’arrivée du printemps, la montée du yang.

« Pratiquer le tai-chi-chuan, soigner, se soigner par la médecine traditionnelle chinoise, calligraphier, méditer consiste à entrer en relation avec le Souffle, qui est à l’œuvre dans tout ce qui est », écrit François Cheng et ainsi apprendre à surfer sur les vagues de la vie.

3/ Dao, la voie

Dao : le terme dao est polysémique. Il veut dire en tant que substantif « la Voie, le Chemin, la manière de procéder, la parole » et en tant que verbe « dire, parler, énoncer, enseigner ».

L’idéogramme chinois pour dao représente un homme aux cheveux dépeignés qui est en marche. Le sens de ce caractère est : voie, chemin, le mouvement spontané de ce qui existe. Pour Alexis Lavis, « le dao est ce qui suit son cours sans errance, qui se déploie et se replie selon sa mesure et sa fin ». C’est « le courant » au sens de courant océanique. « Parler du dao est impossible ». « Le dao dont on peut parler n’est pas le dao véritable », dit Laozi au chapitre 1, du Daodejing. On ne peut l’appréhender que par ses effets. La seule voie d’accès au dao, dit maître Gu Meisheng, c’est le mot « contemplation ». On contemple le dao à travers soi-même et à travers les choses du monde sensible. « Il est la forme sans forme et l’image sans image. Il est fuyant et insaisissable » (Laozi, Daodejing, chapitre XIV). Dao (ou tao) possède dans le dictionnaire les différents sens de : voie, doctrine, dire, conduire…

Le dao désigne la réalité comme « processus continu de réalisation ». Il s’agit de se jeter tout entier dans le torrent de la vie, de n’offrir aucune résistance aux jeux et méandres de son courant, à épouser son cours, participer au processus de transformation universelle pour « rentrer en résonance avec la pulsation du monde pour, en lui, devenir parfaitement intégré à tout ce qui vit sous le ciel, en équilibre et en harmonie avec ce qui nous entoure, en engendrement permanent », écrit François Cheng.[3]

Il ne s’agit pas de travail intellectuel, de spéculation, de savoir, de connaissance, mais « d’incorporation du réel », « d’y rentrer corps et âme », d’accorder le mouvement de sa vie individuelle à celle du monde. « On ne peut le nommer » : c’est justement cette indéterminabilité qui permet de ne se borner en rien, mais de procéder sans cesse ; en quoi c’est bien la « voie », tao, jamais entravée de la viabilité. (François Jullien)

« La voie n’est jamais tracée d’avance, elle se trace à mesure qu’on y chemine : impossible donc d’en parler à moins d’être soi-même en marche. » (Anne Cheng4])

[2] F. Jullien, Entrer en paysage, Folio

[3] François Cheng, Et le souffle devient signe, L’Iconoclaste, 2001.

[4] Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Points Essais, 2014.

4/ Vide-médian zhong kong 中空

La notion de vide est fondamentale dans la tradition chinoise.

Voilà ce qu’en dit François Cheng : « Le vide est nécessaire au plein : sans lui le souffle ne circulerait et ne se régénérerait pas. Le souffle, à la fois non-être et être, esprit et matière, est toujours en action. Le vide-médian résidant au cœur de toutes choses les maintient en relation avec le Vide suprême, et leur permet d’accéder en même temps à la transformation et à l’unité. »

Le vide-médian est un souffle lui-même, dit encore François Cheng : « C’est lui qui attire et entraîne les deux souffles vitaux dans le processus du devenir réciproque. »

Le vide, l’espace, la vacuité n’est pas le rien (un autre idéogramme – yu – désigne le manque, la privation). Le vide n’est pas le néant : c’est l’espace qui contient toute chose, avant qu’elles ne se manifestent. Ce vide n’est pas le vide où l’on tombe et se fracasse, mais le vide qui nous élève : c’est l’espace entre les choses, entre les êtres, qui les sous-tend, leur permet de grandir, de se déployer, d’advenir.

Dans la pensée taoïste, dit Alexis Lavis, « le vide exprime le retrait, la non-intervention », « ne pas en rajouter » dit Zhuangzi, ce qui exprime le cœur de la Voie.

L’acupuncteur qui soigne se situe au niveau du « vide-médian », de cet espace « vide » (comme le moyeu de la roue), qui est la condition du geste juste de l’acupuncteur (son geste est alors semblable au pratiquant d’art martial, bien enraciné dans son bassin) et du choix du point juste (un point d’acupuncture peut en effet être ouvert ou fermé). L’acupuncteur est, tel le boucher de Zhuangzi [5] qui sait « enfoncer le tranchant dans les interstices de la chair » et « manie son couteau avec aisance parce qu’il opère à travers des endroits vides ». Pour retrouver un nouvel équilibre, il faut passer par un état qualifié de « vide », de « vacuité » qui, dans le taoïsme « contient tous les possibles ». Ce texte nous indique aussi que la vérité du dao se révèle par un geste, une posture, c’est-à-dire dans le corps et dans le corps vivant et pas dans les textes, les spéculations, l’intellect : la sagesse taoïste est une sagesse incarnée dans le corps vivant.

On pourrait dire paraphrasant le Daodejing : « Dans l’espace-temps de la consultation, on remet le patient dans le flot tourbillonnant de la vie : le vide au centre de la relation médecin-patient le permet. » La médecine traditionnelle chinoise part du principe que l’organisme du patient détient les informations et que le médecin est avant tout un médiateur.

Zhong (équilibre) et He (harmonie) sont par ailleurs deux autres notions fondamentales de la pensée chinoise. Par harmonie, il faut entendre « accord », au sens musical du terme, en tant que l’accord est porteur de justesse. En musique, c’est l’architecture des silences, de l’espace entre les sons qui nous fait goûter la plénitude et la beauté de l’œuvre.

[5] Zhuang Ze, Le boucher Ding et le prince de Weï.

Mais c’est le vide médian qui confère à la voiture sa fonction.
On façonne l’argile pour faire des vases, mais c’est du vide interne
Que dépend son usage.
Une maison est percée de portes et de fenêtres
C’est encore le vide qui
Permet l’usage de la maison.
Ainsi « ce qui est » constitue
La possibilité de toute chose ;
Ce qui n’est pas
Constitue sa fonction

(Chapitre XI du Dao De Jing)

Par ailleurs, xu, vide est complémentaire de shi, plein, qui signifie aussi « plénitude, fructification » : c’est dans cette alternance de xu et de shi qu’opère la vie.