Les autres fondamentaux de la pensée chinoise traditionnelle

1/ L’Homme comme une totalité en lien avec tout l’univers

L’homme est un microcosme, régi par les mêmes lois, et siège des mêmes mouvements et transformations de souffles que l’univers entier. « Le cœur de l’homme est le cœur de l’univers » (Li Zi). Tout patient qui vient consulter peut être considéré comme entravé dans son mouvement naturel et la maladie comme une perte d’adaptation face aux changements et transformations constamment à l’œuvre entre le Ciel et la Terre.

La médecine chinoise considère que l’état normal de l’homme est la santé, liée à une harmonie de l’homme dans sa globalité physique, psychique et spirituelle, avec l’univers (l’intelligence du vivant) l’environnement et son entourage. Ceci implique un retournement du regard, vers l’intériorité de l’être et ses possibles, confiant dans la force du vivant.

« Le médecin est l’observateur des volontés du Ciel et l’ordonnateur de la santé : attentif aux signes de la Terre, il « agit sans agir » préservant ce qui est sain, normalisant ce qui est pathologique. » Sa pratique s’enracine dans la conscience de la solidarité inéluctable du vivant et de ce que tout être est constitué, d’un couple d’opposés complémentaires (yin-yang).

2/ Nourrir le principe vital , « yang sheng » – la maturation

2/ « Nourrir le principe vital » « yang sheng » – la maturation

« Le point décisif pour se nourrir du principe vital est donc la quiétude, la tranquillité du cœur et l’attention vigilante. » (Yi Xue Ru Men – 1575).

En médecine chinoise, l’art de nourrir la vie est une discipline à part entière, étroitement liée à la théorie médicale traditionnelle. Elle regroupe l’ensemble des pratiques qui permettent d’entretenir le corps et l’esprit, fortifier l’organisme, prévenir les maladies et prolonger la vie, associant des pratiques alimentaires, gymniques, respiratoires ou sexuelles destinées à s’ajuster aux rythmes universels, illustrés par l’alternance des quatre saisons.

En fait, « yang sheng » se situe bien au-delà de pratiques d’hygiène physico-psychique : il s’agit de nourrir sa vitalité, son potentiel vital, de se ressourcer instant après instant. C’est le cœur même de la sagesse chinoise qui est condensé dans cette expression : « Nourrir sa vie ». Le même verbe chinois « sheng » signifie à la fois vivre, naître, engendrer, pousser et s’élever, comme la végétation pousse et s’élève au printemps. Il s’agit de cultiver la vie comme l’agriculteur cultive son champ (la Chine est terre d’agriculteurs).

Le chapitre 8 du Ling Shu est très éclairant à ce sujet :

« Le savoir-faire (zhi), c’est l’entretien de la vie (yang sheng) : ne pas manquer d’observer les quatre saisons, s’adapter au froid et au chaud, harmoniser allégresse et colère et être tranquille au repos comme dans les actions. Régler le yin et le yang et équilibrer le dur et le mou. De cette façon, ayant écarté la venue des pervers, cela sera la longue vie et la durable vision. »

« Nourrir la vie », dit le philosophe François Jullien n’est pas « progrès vers », mais il est renouvellement, réactivation du souffle-énergie… : pour les taoïstes la santé, la sainteté et la longévité sont étroitement liées.

Vivre, c’est être responsable de l’étincelle de vie qui nous est donnée, élargir le sentiment de vie en soi, se ressourcer d’instant en instant, respirer, s’émerveiller…

Entretenir, dit encore François Jullien, c’est « se maintenir actif en ménageant l’entre-deux », « verser sans jamais remplir, puiser sans jamais épuiser » dit Zhuangzi, c’est-à-dire s’installer dans le mouvement.

« Yang sheng » entretenir la vie en soi, résonne avec cette phrase extraite du livre des mutations, du Yi King, rédigé mille ans avant notre ère et que les Chinois se transmettent de génération en génération : « sheng sheng bu xi » ce qui signifie « la vie engendre la vie, il n’y aura pas de fin ».

Pour le taoïste Zhangzi « la vie, c’est comme flotter, la mort, comme se reposer ». Flotter, c’est capacité à ne s’immobiliser dans aucune position, en même temps qu’à ne tendre dans aucune direction : à la fois se maintenir en mouvement continu, entraîné par l’alternance respiratoire du flux et du reflux, et à ne pas subir de dépense ou y risquer de résistance… flotter, c’est se garder toujours émergeant, alerte et léger. Ce n’est pas hésiter, ce n’est pas tanguer, ni précipitation ni stagnation. Car c’est le but qui crée la tension : en retirant celui-ci et en se détendant, on s’ouvrira au seul flux du vital qui continûment, en déblayant – décantant, vient aviver la vie et la renouvelle. Plus je « m’affine », me « décante », me « désobstrue », me « délie », plus je m’anime. Cette philosophie ne nous parle pas de scission corps/âme, ni de vie éternelle, ni de sens de la vie, ni même de bonheur, mais de Longue Vie ce qui est au-delà de la longévité physique : « De nous maintenir évolutif en affinant et en décantant le vital en soi… »

3/ Le wu wei, le non-agir, la voie de l’eau

Un texte du philosophe Mencius (VIe siècle après J.-C.) est aussi explicite à ce sujet : il rapporte l’anecdote du paysan Song qui tire sur les pousses de son potager, pour accélérer la croissance de ses légumes. Ses fils courent voir le résultat. Évidemment, les cultures ont été dévastées. Mencius conclut de cette fable qu’il existe deux erreurs de comportement. D’abord celle de rechercher directement l’effet, le forcer sans tenir compte du processus en cours, la maturation naturelle, le chemin silencieux de la nature vers son résultat – ce sont les limites du volontarisme, du but à atteindre à tout prix. L’autre erreur serait de ne pas s’occuper de sa terre. En effet, un paysan sait qu’il faut faciliter la croissance des plantes en les débarrassant des mauvaises herbes, en binant autour des pieds, en sarclant, etc. La bonne conduite consiste donc à accompagner le processus en cours, à l’assister, à soigner, à laisser faire, tout en intervenant à bon escient pour qu’il arrive à terme, et porte ses fruits : le wu wei, le non agir, n’est pas un renoncement passif, mais la capacité à laisser une situation produire elle-même ses effets à partir de l’amorce ou de la graine qu’on a semée.

Dans la pensée chinoise, la métaphore de l’eau est associée au dao et au wu wei (non agir).

L’eau coule et pénètre là où elle veut, épouse les formes qu’elle rencontre. L’eau ne résiste à rien et suit le cours naturel des choses alors que l’homme recourt à la force pour intervenir et modifier les choses en fonction de son intérêt.

« Rien au monde n’est plus souple et plus faible que l’eau,
Mais pour entamer le dur et le fort, rien ne la surpasse. »
Laozi

La nature de l’eau est paradoxale : force et faiblesse, mouvement et repos.

Le naturel

La tradition chinoise pose l’existence d’un ordre naturel de la vie. Le wu wei, le non-agir, implique non pas que l’on n’agisse pas, mais que l’on n’agisse pas contre le « cours naturel ». Il demande qu’on agisse « spontanément » selon sa nature propre, sans interférer avec le cours des choses, mais en en épousant le cours.

« La douceur, ce qu’il y a de plus souple au monde,
Passe outre ce qu’il y a de plus dur.
Ce qui est sans substance pénètre dans ce qui est sans espace ni ouverture
C’est ainsi que je connais la valeur du non agir »
(Daodejing, chapitre LXIII)

Pour accéder à sa nature essentielle, il convient de laisser son naturel advenir : être à l’écoute de soi, de ce qui, en soi, ne demande qu’à émerger à chaque instant et cesser de l’empêcher de surgir en imposant sa volonté propre. De cette spontanéité retrouvée, le patient va trouver les forces nécessaires pour changer et retrouver un ordre et un nouvel équilibre : l’organisme du patient détient les informations et l’acupuncteur est avant tout un médiateur. Avec ses aiguilles, il permet à l’énergie de circuler librement, et l’équilibre revient naturellement.

Le naturel sans effort et sans contrainte se développe petit à petit, après des années d’une pratique taoïste : il s’agit en effet de laisser la vitalité, s’exprimer avec le naturel et la spontanéité d’un petit enfant. Jean-Pierre, professeur de tai-chi-chuan, ne manque pas de recommander : contempler le petit enfant, c’est une boule de qi, qui lui permet de tomber, de se relever et de tomber encore et de se relever avec aisance, naturel et souplesse, et sourire : c’est naturel…

« La réponse aux difficultés de la vie est en nous : contemplons (guan) notre nature profonde. Sachons rester dans un calme intérieur, quelles que soient les circonstances, alors chaque chose retournera à son ordre naturel », dit maître Ke Wen.

5/ La bienveillance et la relation thérapeutique « juste »

Les traités de médecine traditionnelle chinoise soulignent l’importance de la qualité de présence de l’acupuncteur. Celui-ci doit cultiver la bienveillance, Ren ou « vertu d’humanité ». Il est passionnant de savoir que le caractère Ren est composé de 2 parties. Le premier désigne l’homme  : l’homme qui réalise pleinement sa nature d’homme (il représente un homme debout entre Ciel et Terre, bien campé sur les deux jambes) et le deuxième, le chiffre deux  : cela montre deux êtres humains en relation, l’entente et l’harmonie dans la relation humaine. La bienveillance situe l’homme dans sa relation avec l’autre. Ren signifie également « disposition de bienveillance envers autrui, universelle et désintéressée ». Pour Confucius[1], être humain, cela s’apprend et cela constitue la valeur suprême : notre humanité n’est pas donnée, elle se construit et se tisse dans les échanges entre les êtres et la recherche d’une harmonie commune. C’est ce lien moral qui est premier en ce qu’il est constitutif et fondateur de la nature de tout être humain. Ce lien moral doit être sincère et authentique et pour Confucius, dans le respect authentique des rites. Pratiquer ren, c’est commencer par soi-même : établir la bienveillance envers les autres autant qu’on veut la diriger vers soi-même, et souhaiter leur accomplissement autant qu’on souhaite le sien propre. « Puise en toi l’idée de ce que tu peux faire pour les autres – voilà qui te mettra dans le sens du ren ! » (VI, 28)

Ces qualités d’humanité, pour se développer, nécessitent de cultiver le calme, le « jeûne du cœur », « jing zuo ».

Cela situe d’emblée le thérapeute dans une exigence morale vis-à-vis des qualités qu’il lui appartient de développer sa vie durant.

Cette philosophie nous apprend à regarder la santé, la vie qui œuvre à travers le corps, et à nous détourner – au moins un instant – de la maladie. La santé, c’est ziran, c’est naturel, c’est être en conformité avec sa propre nature par son mode de vie, c’est un chemin spirituel. Une situation, par exemple la maladie est conçue comme un champ de ressources dont on apprend à choisir tel ou tel trésor : l’homme habile est un stratège qui discerne, dans une situation où il est engagé, les facteurs favorables sur lesquels il surfe, manœuvre. Une transformation à venir est toujours amorcée, celle qu’il conviendra de repérer pour tirer parti le plus avantageusement possible, de la situation.

[1] Confucius considère que l’être humain est un être social qui se constitue avec le temps. Nos dispositions naturelles sont limitées et doivent être éduquées de sorte que l’homme véritable intégré à son monde, à sa place dans la société, puisse se développer. Les vertus confucéennes sont ren, l’humanité, yi, l’équité, li, les rites « la piété filiale – xiao – et le respect des aînés est la racine de l’humanité », xin, la sincérité, zhong, la fidélité, shu, la tolérance, et hi, la sagesse.