Partie I

À l’instar de la Chine qui, de par la spécificité de sa « langue-pensée » a conservé la richesse de sa sagesse et de sa culture, tout en s’appropriant notre pensée occidentale, ses modèles physiques et mathématiques et ses développements techniques prodigieux, et forte de ces deux héritages se déploie avec l’efficacité qu’on connaît, aller à la rencontre de cet Autre nous offre une possibilité de sortir d’un cloisonnement de notre pensée, en cette période particulière que nous traversons, dans les années 2020-2021… et également d’imaginer une médecine articulant de manière souple un versant technique poussé à l’extrême et un versant, à définir, porteur de sagesse, d’humanité et de lien.

La connaissance de la pensée chinoise est incontournable pour qui pratique l’acupuncture et est un enrichissement considérable pour notre manière d’envisager le monde, l’homme, la maladie. Voilà ce qu’en dit le professeur Liu Lihong, dans une conférence donnée à l’université chinoise de médecine et de pharmacopée de Chengdu en mars 2020, en pleine pandémie de Covid-19 : «L’étude des classiques est l’entreprise de toute une vie… Ce n’est pas simplement l’obtention d’une information, car ce sont des outils de développement de l’intellect et d’évolution vers la sagesse. »

La réflexion sur la sagesse chinoise transforme l’acupuncteur de même que sa pratique. Les textes anciens (Zhuangzi, Laozi) sont pour nous une source d’inspiration quotidienne. La lecture des livres de François Cheng, du sinologue François Jullien, d’Alexis Lavis, philosophe spécialisé dans les courants de pensée orientaux, nous donne un autre éclairage sur notre culture occidentale et complète notre appréhension de cette sagesse qui défie tout dogme religieux, philosophique ou intellectuel.

La sagesse, la connaissance chinoise passent en effet par le corps : c’est l’expérience corporelle qui nous permet d’appréhender la philosophie taoïste et le Daodejing dans toute leur richesse, nous ouvrant à la joie essentielle, à l’harmonie, la confiance en la vie et en sa capacité de rester en bonne santé laissant les souffles circuler librement à l’intérieur de soi.
Le philosophe, helléniste et sinologue François Jullien lui consacre une grande partie de son œuvre. 

La pensée chinoise[1] traditionnelle, dit-il, est une pensée qui dérange : il y a un écart, entre sa manière de concevoir le monde et la nôtre. Je ne retiendrai que trois points importants quand on est médecin, points qui peuvent l’aider dans son exercice, et aider le patient atteint d’une maladie chronique, lui permettant de mieux s’adapter face à la nouveauté de la situation.[1] F. Jullien parle de « langue-pensée »[2], car c’est à partir de la langue que se constitue la pensée. La langue chinoise classique est une langue dynamique : les relations des mots et de chaque partie de phrase ne sont pas indiquées par le genre, les articles, le singulier ou le pluriel, la déclinaison, la conjugaison, mais seulement par la position des mots. Il n’y a pas de futur. « L’important est moins la signification théorique des mots que le processus vivant et évolutif qui se dessine travers les siècles et selon les relations circonstancielles de chaque moment reliant le langage à ses usagers, et les texte à ses lecteurs. »

[1] F. Jullien, La pensée chinoise, en vis-à-vis de la philosophie, Folio, 2019.

[2] F. Jullien parle de « langue-pensée », car c’est à partir de la langue que se constitue la pensée. La langue chinoise classique est une langue dynamique : les relations des mots et de chaque partie de phrase ne sont pas indiquées par le genre, les articles, le singulier ou le pluriel, la déclinaison, la conjugaison, mais seulement par la position des mots. Il n’y a pas de futur. « L’important est moins la signification théorique des mots que le processus vivant et évolutif qui se dessine travers les siècles et selon les relations circonstancielles de chaque moment reliant le langage à ses usagers, et les texte à ses lecteurs. »

  1. La pensée chinoise traditionnelle est une pensée du processus. Ce ne sont pas les choses comme elles sont qui intéresse les Chinois, mais leur dynamique, leur mouvement, le côté vers lequel elles s’inclinent : leur propension. Elle ne cherche pas à expliquer le monde et ses causes, mais le fonctionnement de son cours, ses lignes de force, son infléchissement pour entrer en phase avec celui-ci et être efficient. Ce qui importe est de détecter dans chaque situation une amorce de transformation, de mutation et de coopérer avec le processus en cours : la sagesse chinoise est une sagesse de l’efficacité, employée pour déployer la vie et le consultant du Yi King lorsqu’il jette les baguettes d’achillée ne cherche pas un sens promulgué par le livre de divination, mais à s’insérer le plus pertinemment possible dans la situation.

Toute situation est donc conçue comme un champ de ressources dont on apprend à choisir tel ou tel fil : le vrai stratège est celui qui discerne, dans une situation où il est engagé, les facteurs favorables sur lesquels il va surfer.

Ce qui est efficace, nous enseigne la pensée taoïste, consiste à s’insérer dans la transformation continue : le réel n’est pas figé, il est en devenir, c’est un processus. Il convient de s’ouvrir à ce que le moment propose et qui est inépuisable, et d’épouser harmonieusement le cours des choses, « d’évoluer à l’aise et sans entrave » quitte à s’éloigner du cours habituel, le nôtre, ce qui nous permet d’être en phase avec celui de la vie, des choses.

La disponibilité : la disponibilité implique, pour le sujet, de renoncer à tout projet, toute intentionnalité, toute décision, toute saisie, toute maîtrise d’une situation, tout enfermement dans un projet qu’il se serait fixé, et qui, du coup, l’enfermerait dans une posture figée. La disponibilité, c’est s’ouvrir à ce que le moment propose et qui est inépuisable et « évoluer à l’aise et sans entrave », en épousant le cours naturel des choses (ziran).

  1. L’opportunité : bien loin du renoncement ou de l’adaptabilité, il s’agit d’une habileté extrême à savoir attendre l’opportunité, à épouser harmonieusement le cours des choses, quitte à s’éloigner du cours habituel, le nôtre, et qui à un moment précis, lorsque survient l’inattendu de la vie (la maladie, un deuil, une rupture) ne convient plus, ce qui nous permet d’être en phase avec celui de la vie.

La médecine traditionnelle chinoise est fondée sur une vision originale du monde, de la vie et de l’homme, issue du taoïsme, mais également du bouddhisme et du confucianisme. Ces trois sagesses chinoises (il s’agit bien de sagesse c’est-à-dire de manière d’être et pas de philosophie) qui datent de la même époque, environ du VIe siècle av. J.-C., se posent toutes les trois la même question : comment, étant donné l’ordonnancement du monde, l’Homme peut-il trouver sa place véritable ? Que doit-il faire ou être pour rester fidèle à sa mission, à cette place, c’est-à-dire être un Homme authentique, ren men : le taoïsme nous oriente vers la notion de transformation, le confucianisme sur la notion d’éthique, sur l’importance d’apprendre et de se cultiver, sur la conformité avec les rites, le bouddhisme chinois, le chan qui a donné le zen au Japon, sur l’expérience d’une unité originelle et inconditionnelle, la présence attentive.

Pour Alexis Lavis[1], la pensée chinoise est orientée par le souci d’« habitation », le confucianisme posant la question de la manière dont on habite la société des hommes (dans l’espace du rite et de la tradition), la question du vivre ensemble, le taoïsme celle dont on habite la nature, et cela « par un mouvement de retrait qui nous conduit à nous mettre en accord avec le mouvement ordonné, préexistant, subtil et immuable de la nature », le bouddhisme comment on habite notre propre être, c’est-à-dire la faille, la béance qui siège au cœur de notre être, une ouverture fondamentale qu’il lui faut apprendre à apprivoiser.

Dans tous les cas, il y a dans les manifestations du corps une exigence immanente et tacite d’ordre et de régulation que l’acupuncteur régule par ses aiguilles. De même, il existe une cohérence, un ordre dans l’univers, le renouvellement des saisons, l’engendrement des êtres et s’y conformer permet de prospérer, naturellement en se maintenant en transformation, sans stagner : « L’immobilité, c’est la mort. »

Pas un arbre ne demeure immobile
Pas un fleuve ne s’arrête de couler

Guanzi[2]

[1] Alexis Lavis nous invite à « mettre en suspens nos propres catégories de pensée » (L’Espace de la pensée chinoise, Oxyus, 2010).

[2] Le Guanzi est une encyclopédie composée de textes datant des Royaumes Combattants, fin du IVe siècle avant J.-C.